Palais des Nations, Geneva
La situation des droits de l’homme s’est nettement détériorée
dans la région des Grands Lacs de l’Afrique, surtout au Burundi.
Avec la perspective de la fin de la législature au mois de juin 1998
au Burundi, les différents durcissements de position induisent déjà
un climat de violence qui ne saurait laisser la communauté internationale
indifférente. Il semble que de tous les côtés il y a un
manque de collaboration et un renforcement du choix de la “solution”
des armes.
Au Rwanda, il semble qu’il y ait eu des améliorations dans la situation
des droits de l’homme, selon le rapport du Représentant spécial,
M. Michel Mussali qu’il a déposé à la cinquante-quatrième
session de la Commission des droits de l’homme. Cependant, à cause
du mandat limité qu’il a reçu, nous considérons que
la Commission n’est pas aussi bien informé sur la situation des
droits de l’homme dans le pays. Depuis que la Commission a aboli en 1997
le mandat du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme
au Rwanda, M. René Degni-Ségui, la communauté internationale
est de moins en moins au courant de ce qui se passe dans ce pays. Par contre,
le Rwanda demeure traumatisé par le génocide de 1994 et par les
massacres qui se poursuivent jusqu’aujourd’hui.
Dans la région des Grands Lacs de l’Afrique, les observateurs neutres
et indépendants peuvent difficilement se rendre sur place pour faire
le monitoring des différentes violations des droits de l’homme.
Il semble que les Nations Unies ont perdu le contrôle dans la région
et, pour plusieurs, auraient perdu beaucoup de crédibilité. La
communauté internationale par l’entremise de l’ONU doit s’intéresser
à nouveau sérieusement à la situation et prendre ses responsabilités
vis-à-vis les populations burundaise et rwandaise.
La complexité des problèmes dans la région des Grands lacs
est marquée par d’autres facteurs tels que la persistance des conflits,
le drame de milliers de réfugiés, l’insécurité
dont souffrent les États, les personnes et les biens. Des observateurs
déclarent même que le génocide des tutsi et des hutu continue
dans la région. Notre document veut examiner brièvement les origines
et les conséquences de cette situation, les récentes violations
des droits de l’homme enregistrées au Burundi et au Rwanda, et,
enfin, présenter des recommandations à l’attention des
membres de la 54ème session de la Commission des droits de l’homme
des Nations Unies et de la communauté internationale.
Facteurs communs à la région des Grands Lacs de l’Afrique
Étant donné que la source du pouvoir et la légitimité
des mandataires publics dans les pays des Grands Lacs ne sont pas venues du
peuple, les régimes en place sont obligés de recourir à
une forte militarisation pour pouvoir contenir toute contestation. Les détenteurs
du pouvoir arment même des jeunes qui obéissent sans mesurer les
véritables enjeux politico-économiques de la situation au delà
des simples sollicitations ethniques. La logique du génocide et les conflits
inter-ethniques continuent à marquer la lutte pour le pouvoir et la domination
des uns sur les autres.
Dans un tel contexte, les conflits internes aux États des Grands Lacs
sont caractérisés par certains facteurs que nous retrouvons ailleurs.
À titre purement indicatif, nous pourrions signaler:
- Le phénomène d’impunité qui a permis aux différents
régimes en place de recruter et d’entraîner des jeunes désoeuvrés
pour faire partie des milices et organiser la terreur dans le pays. De même,
les assassinats politiques, même de très hautes autorités
de l’État en commençant par les chefs d’État,
et les massacres cycliques de populations civiles n’ont pas été
poursuivis ni condamnés.
- La subordination du droit aux intérêts politiques.
- La question des réfugiés et du sort instrumental et misérable
qu’on en fait.
- Un multipartisme sur fond de guerre, sans aucun programme politique.
- Une confrontation démagogique et un affrontement constant entre ceux
qui veulent obtenir le pouvoir et ceux qui font tout pour le garder.
- Une logique de l’exclusion dans les secteurs sensibles de la vie nationale:
armée et services de sécurité, enseignement secondaire
et supérieur, postes supérieurs de la fonction publique, diplomatie
et magistrature.
- Les problèmes économiques et sociaux: l’exode de la population
rurale à la recherche d’emploi, l’insuffisance des écoles
secondaires, la faim dans certaines régions, les programmes d’ajustement
structurel de la Banque mondiale limitant les salaires et dévaluant
la monnaie. Tous ces facteurs ont contribué à créer un
climat de grande tension.
- L’incidence perverse de certaines politiques des grandes puissances
dans la région.
Défi
Un des grands défis consiste à organiser un consensus national
sur la source du pouvoir et le fondement de la légitimité des
mandataires publics. Aussi, il faut arriver à garantir l’équilibre
du pouvoir entre l’État et le peuple, articuler
constitutionnellement la protection des minorités et des majorités
ethniques, sociales, politiques ou économiques et s’en acquitter
par des mécanismes transparents contrôlables par des commissions
mixtes. Enfin, il faut redéfinir le rôle et la mission de l’armée
en transformant la vision actuelle des services de sécurité et
d’administration locale et remettre à la population sa responsabilité
économique.
Le Burundi
Au Burundi, nous constatons malheuresement une déterioration de la situation
des droits de l’homme dans le pays, malgré le discours officiel
de normalisation qui, pourtant, permet difficilement des enquêtes neutres
et indépendantes de terrain. Les camps de regroupement des populations
longtemps décriés par la communauté internationale ne sont
pas encore tous démantelés. Une politique volontariste de l’habitat
voudrait regrouper les gens sur de nouveaux sites dictés par des stratégies
guerrières.
Le comportement de certaines administrations locales et de certaines positions
militaires réduit la population à un véritable système
d’esclavage et à un rançonnement organisé créant
un climat de terreur et de fuite de la population masculine. Des cas de suicide
ont même été signalés, montrant jusqu’où
ce système peut conduire.
Les harcèlements judiciaires continuent toujours à frapper quiconque
manifeste une indépendance de jugement face au régime en place
à tel point que même le président de l’Assemblée
Nationale ne peut toujours pas sortir librement du pays.
Les rapports d’Amnesty International sur les cas d’arrestation arbitraire,
de procès à standard international inacceptable, de tortures,
de disparitions et d’exécutions sommaires restent alarmants. Par
contre, là où des enquêtes independantes seraient nécessaires,
le pouvoir en place ne manifeste pas d’ouverture à l’établissement
de la vérité. Nous rappelons les évenements tragiques de
l’été 1997 qui ont fait environ 600 morts au cours de combats
dans le nord-ouest du pays entre des mouvements rebelles hutus rivaux. En outre,
les épisodes de violence qui se sont déroulées dans les
environs de l’aéreoport de Bujumbura le premier janvier 1998 suite
à des attaques perpétrées par des groupes rebelles, ont
provoqué une réaction musclée de l’armée burundaise
qui n’a pas hésité à utiliser aussi des engins lourds.
Au delà des pertes de vie parmi les militaires et les rebelles, plus
de 300 civils non armés, pour la plupart des enfants, des femmes et des
personnes âgées n’ayant pu fuir, ont perdu la vie durant ces
affrontements et ces représailles. De même, le 6 janvier 1998,
un incident est survenu à Muramvya où le Centre de santé
a été saccagé et environ 87 civils qui se trouvaient à
proximité ont été blessés.
Le Rwanda
En ce qui concerne le Rwanda, nous regrettons que la Commission des droits de
l’homme n’ait pas renouvelé lors de sa 53e Session le mandat
du Rapporteur Spécial, M. René Degni-Ségui, et l’ait
substitué par un Représentant spécial nommé par
le Président de la Commission. Cette décision a déjà
eu des répercussions sur la situation au Rwanda et permettra à
légitimer d’autres régimes à se soustraire au contrôle
et à la surveillance des Nations Unies.
En effet, s’il est vrai que le nouveau pouvoir à Kigali a accompli
un travail considérable dans la réinstallation du pouvoir judiciaire,
il est tout aussi indéniable que la magistrature se trouve très
souvent entre les mains d’apprentis: la plupart de ceux qui sont expérimentés
suivent le sort du régime qui les a nommés. Il semble que l’armée
joue un rôle dans le judiciaire en orchestrant les vagues d’arrestations
incontrôlées à l’insu du parquet. Nous pouvons demander
donc légitimement si la justice rwandaise est effectivement capable à
l’heure actuelle de juger les crimes contre l’humanité commis
par des membres de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR). Les services
de renseignements, qui n’ont plus le pouvoir d’arrestation conformément
à l’Accord de Paix d’Arusha, partie intégrante de la
Loi Fondamentale, ne continuent-ils pas à semer la terreur parmi la population
et à arrêter les gens arbitrairement? Parallèlement, il
est aussi très regrettable que le Tribunal Pénal International
pour le Rwanda ne s’adresse qu’aux grands responsables du génocide
alors que de simples exécutants et des milliers d’innocents croupissent
dans les prisons, certains étant déjà condamnés
à la peine capitale, d’autres mourant suite aux conditions de vie
entretenues dans les prisons. Selon les rapports du Comité International
de la Croix Rouge (CICR), les prisons rwandaises et d’autres lieux de détention
abritent, en effet, plus de 120,000 prévenus en attente de jugement.
Recommandations générales:
Franciscans International en collaboration avec les Dominicains recommande
d’une façon générale à la Commission des droits
de l’homme de:
- Prendre des mesures appropriées en vue d’arrêter le conflit
géneralisé qui menace la situation déjà précaire
de la région toute entière, en particulier, en prenant les dispositions
adéquates pour amener les gouvernements du Burundi et du Rwanda à
créer dans leurs pays des conditions vérifiables pouvant rassurer
les réfugiés et permettre leur retour.
- Prendre des mesures appropriées et des dispositions adéquates,
vérifiables par des experts internationaux, pour garantir le rapatriement
des réfugiés dans des conditions de sécurité et
de dignité.
- Donner les moyens humains et matériels suffisants au Tribunal Pénal
international pour lui permettre de s’acquitter le plus efficacement
possible de sa mission.
- Demander aux États d’accueil des personnes recherchées
par le Tribunal Pénal international de les transferer pour jugement.
- D’aider les gouvernements en cause à mener, dans le respect
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et en évitant
la justice partisane, les poursuites contre les auteurs de tous les massacres
et assassinats en vue de rompre avec le phénomène persistant
de l’impunité.
Recommandations sur le Burundi:
Quant au Burundi, Franciscans International en collaboration avec les
Dominicains recommande à la Commission des droits de l’homme de:
- condamner énergiquement les derniers actes de violence en rappelant
à tous les acteurs impliqués dans le conflit burundais
leurs obligations dans le domaine du droit international humanitaire et des
droits de l’homme,
- renouveller le mandat du Rapporteur Spécial, M, Paulo Sergio Pinheiro,
- d’exiger la liberté de mouvement du président de l’Assemblée
Nationale,
- d’ arrêter le harcelement judiciaire des opposants,
- prendre des initiatives concrètes et pertinentes en vue d’instaurer,
dans les plus brefs délais, un cessez-le-feu entre tous les partis
au conflit en vue de commencer un véritable dialogue sur l’organisation
politique de la société à mettre en place,
- d’inviter tous les acteurs internationaux concernés, et en particulier
les pays ayant assurés dans le passé d’importantes responsabilités
historiques dans la région, de s’engager à faire aboutir
la médiation en cours avec Mwalimu Julius Nyerere et favoriser la tenue
de la prochaine réunion d’Arusha,
- d’inviter également tous les pays concernés à
mettre fin à la prolifération et au commerce des armes dans
la région des Grands Lacs et notamment au Burundi.
Recommandations sur le Rwanda
Quant au Rwanda, Franciscans International en collaboration avec les
Dominicains recommande:
- que la Commission des droits de l’homme réactive le mandat d’un
Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Rwanda
et le nomme dans le plus bref délai,
- que les organisations locales et internationales de défense des droits
de l’homme puissent librement observer et surveiller le respect et la
mise en oeuvre par le Rwanda de ses engagements en vertu des instruments internationaux
qu’il a ratifiés,
- que le gouvernement entreprenne un dialogue constructif visant à
la réconciliation nationale de toutes les parties,
- que le système judiciaire soit équitable et que les accusés
jouissent des garanties propres à un procès équitable;
- que les réfugiés rentrés au pays bénéficient
de mesures appropriées de réintégration et de protection.